Lui n'a pas survécu ; on peut le lire sur son visage. Elle survit. D'une certaine manière ils ont traversé ensemble cette épreuve, mais ils en ressortent changés d'une manière différente. L'épreuve l'a terrassé, l'a détruit. Il se peut que l'enseignement soit ici de réaliser qu'une femme a une bien plus grande capacité de suffrance ; non pas qu'elle souffre plus qu'un homme, mais qu'elle est capable de suporter sa sourfrance alors que lui ne le peut pas. La survie de l'espèce repose sur sa capacité à elle de supporter la douleur, pas sur celle de l'homme. Le Christ peut bien mourir sur la croix, l'espèce humaine continue ; mais si Marie meurt, tout est fini. J'ai vu des jeunes femmes - de 18 ou 19 ans - souffrir et survivre à des épreuves qui auraient été bien trop insuportables pour moi, et je crois, franchement, pour n'importe quel homme. L'humanité de ces jeunes femmes se développait, tandis qu'elles traversaient ces épreuves, comme une équation entre elles et leur situation. Mon propos n'est pas d'avancer une quelconque doctrine sentimentale selon laquelle la souffrance rend noble, et que d'une certaine manière, elle est bienfaisante - ce qu'on répète parfois à propos des génies : "Ce ne serait pas des génies s'ils n'avaient pas beaucoup souffert", ect. - Non, je veux simplement dire que la différence entre ce que j'appelle la mentalité "androïde" et celle de l'être humain tienne à ce que dernier soit passé à travers quelque chose que ne connait pas l'androïde, ou au moins que l'être humain soit passé par quelque chose et y ait répondu différemment - en modifiant ce qu'il faisait et donc ce qu'il etait : en un mot, il est devenu. Je présens que l'androïde ne fait que répeter une geste réflexe très restreint, comme un insecte levant ses ailes d'une manière menaçante, encore et encore, ou en répandant une mauvaise odeur. Soit une telle défense ou réponse unique marche soit elle ne marche pas. Par contre, soudainement confronté à une situation difficile, l'organisme qui devient plus humain, qui devient, précisement à cet instant, humain, est profondément aux prises avec lui-même, à la recherche d'une nouvelle réponse lorsque la précédente a échoué. Sur le visage du Christ mort, il y a la trace de l'éreintement, presque de la deshydratation, comme si il avait essayé toutes les possibilités en s'efforçant de ne pas mourir. Il n'a jamsi renoncé. Et même s'il est mort, s'il a échoué, il est mort en être humain. Voilà ce qui transparait sur son visage. "l'effort de perséverer dans son être même - disait Spinoza - est l'essence de la chose particulière." Les divinités chtoniennes, la Terre-Mère, etaient la sources originelles de la consolation religieuse - avant l'avènement, plus tardif dans l'histoire, des divinités solaires masculines - autant que l'origine même de l'humanité : l'humanité vient de la Terre-Mère et retourne en son sein. Le monde antique partageait la croyance suivant : puisque pour accéder à la vie individuelle, chaque personne est issue d'un femme, il est normal que chacun retourne au sein d'une femme pour accèder à la paix. [...] Mais si la femme est la consolation de l'homme, quelle est donc la consolation de la femme ? Sa consolation à elle ? Extrait de "Androïd and Human" par Philip K. Dick, 1972