Textes sur l'art :



Œuvre d'art et la camelote esthétique des industries culturelles


On peut opposer qu’à travers les siècles le public d’une véritable œuvre d'art est peut-être plus grand que le public - très étendu mais éphémère - qu’à un moment donné l’emploi des mass media procure à une chansonnette. Mais la réduction de la qualité artistique à la simple communication mène justement à changer la notion d’art, qui de cette façon perdrait en valeur et en durée ce qu’il gagnerait en étendue et en présence. Priver l’art de son caractère exceptionnel c’est le priver aussi de son universalité et de sa pérennité : l’art qui est à la portée de tout le monde, entièrement plongé dans la vie de son temps, présent dans les moindres aspects de la civilisation dont il fait partie, est un art tellement lié à ses conditions historiques qu’il est destiné à mourir avec son époque et à devenir de plus en plus incompréhensible. C’est un art de grande diffusion mais d’un niveau inférieur, d’autant plus exposé à l’usure du temps qu’il est rapidement consommé. C’est un art conforme à une époque de masses comme la nôtre, où c’est presque un devoir social que d’attribuer aux produits largement consommés par la foule le même mérite et la même dignité que les œuvres appréciées par les gens raffinés et compétents ; où l’on songe plus à la proportion d’une œuvre à sa situation historique qu’à la possibilité d’en établir la valeur ; où il n’est pas scandaleux que l’industrie culturelle traite de la même façon une œuvre dont la valeur ne consiste qu’à être objet de communication et de consommation et une œuvre qui à sa valeur en elle-même et dans sa propre indépendance souveraine ; où en somme on remplace l’art par son ersatz.

Alain, Système des Beaux arts, Tome I, 7





Art et technique :


« Il reste à dire en quoi l'artiste diffère de l'artisan. Toutes les fois que l'idée précède et règle l'exécution, c'est industrie. Et encore est-il vrai que l'œuvre souvent, même dans l'industrie, redresse l'idée en ce sens que l'artisan trouve mieux qu'il n'avait pensé dès qu'il essaie ; en cela il est artiste, mais par éclairs. Toujours est-il que la représentation d'une idée dans une chose, je dis même d'une idée bien définie comme le dessin d'une maison, est une oeuvre mécanique seulement, en ce sens qu'une machine bien réglée d'abord ferait l'œuvre à mille exemplaires. Pensons maintenant au travail du peintre de portrait ; il est clair qu'il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu'il emploiera à l'œuvre qu'il commence ; l'idée lui vient à mesure qu'il fait ; il serait même rigoureux de dire que l'idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu'il est spectateur aussi de son oeuvre en train de naître. Et c'est là le propre de l'artiste. Il faut que le génie ait la grâce de la nature et s'étonne lui-même.


Un beau vers n'est pas d'abord en projet, et ensuite fait ; mais il se montre beau au poète ; et la belle statue se montre belle au sculpteur à mesure qu'il la fait ; et le portrait naît sous le pinceau. (...) Ainsi la règle du Beau n'apparaît que dans l'œuvre et y reste prise, en sorte qu'elle ne peut servir jamais, d'aucune manière, à faire une autre oeuvre. »

Alain, Système des Beaux arts.